Découvrez l’article de Yannick Blanc, Président du Comité Label IDEAS pour le dossier “Mécénat” de JurisAssociations n°704

"Philanthropie d'utilité publique"

Face aux besoins grandissants d’engagement des citoyens et des acteurs privés pour répondre aux enjeux de la société et de la planète, les procédures existantes pour qualifier un projet ou une action d’intérêt général sont obsolètes. Il faut redonner sa juste place à la délibération sur l’intérêt général dans le processus législatif.

Le juge recourt à la notion d’intérêt général lorsqu’il doit qualifier une situation pour arbitrer un conflit de normes, notamment un conflit entre un droit fondamental attaché à l’individu et une norme législative d’intérêt collectif ou renvoyant à l’activité de l’État : service public, travaux publics, ordre public, domaine public. « Le juge n’évoque pas l’intérêt général lorsque cela n’apporterait rien à sa décision ou à son argumentation ; il s’appuie en revanche sur lui lorsqu’il manque d’éléments juridiques pour rendre et sans doute plus encore pour motiver sa décision. » L’intérêt général se présente comme un « régulateur » au sens littéral du terme, c’est-à-dire comme un instrument permettant de faire varier l’intensité avec laquelle on applique la norme. Il ne sert donc pas à définir, mais à apprécier.

Le champ d’utilité publique

La notion d’utilité publique intervient dans deux procédures qui n’ont apparemment aucun rapport entre elles, mais qui sont en réalité rigoureusement symétriques : la déclaration d’utilité publique (DUP) et la reconnaissance d’utilité publique (RUP). La première permet de donner un fondement légal à l’expropriation afin de construire un ouvrage public. Elle consiste à faire la démonstration que l’utilité collective d’un ouvrage prévaut sur la garantie constitutionnelle du droit de propriété et, plus largement, sur les intérêts qui pourraient s’estimer lésés par cet ouvrage : « Elle a désormais pour fonction primordiale de consacrer en tant que tel l’intérêt général qui s’attache à la réalisation d’un projet. » La seconde est l’acte juridique qui incorpore une personne morale de droit privé au champ de l’action publique, ce qui lui permet notamment de faire prévaloir son droit sur celui des héritiers. Dans la DUP, le propriétaire privé s’incline devant l’utilité publique, moyennant une juste indemnisation ; dans la RUP, la puissance publique s’incline devant l’initiative privée, moyennant le respect par celle-ci de certaines règles. Il s’agit dans les deux cas d’un décret en Conseil d’État, l’intervention de la haute assemblée qualifiant a priori l’intérêt général d’un projet que le juge administratif apprécie a posteriori.

Les limites de l’appréciation administrative et de l’encadrement fiscal

C’est donc très abusivement que l’on appelle « reconnaissance d’intérêt général » le rescrit délivré par l’administration fiscale. Les articles 200 et 238 bis du code général des impôts (CGI) ne « définissent » d’ailleurs pas l’intérêt général, mais identifient trois critères (non-lucrativité, gestion désintéressée, non-restriction de la qualité de bénéficiaire) et douze domaines d’action (philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, patrimoine artistique, égalité femmes-hommes, environnement naturel, langue et culture françaises) qui s’ajoutent au caractère d’intérêt général non défini pour permettre la déductibilité fiscale des dons.

La démarche du juge administratif et celle de la législation fiscale sont donc diamétralement opposées : le premier qualifie au cas par cas l’intérêt général d’un projet en fonction de son utilité pour le bien commun tandis que la seconde énonce une série de critères limitant a priori cette capacité d’appréciation. On comprend que le besoin de sécurité fiscale suscite la demande d’une définition légale de l’intérêt général, mais celle-ci est vouée à l’échec, le législateur ne pouvant octroyer un pouvoir d’appréciation sans limites à l’administration fiscale. Comment sortir de ce dilemme ?

Qu’il s’agisse de philanthropie, d’initiative citoyenne ou d’entrepreneuriat social, l’appréciation de l’intérêt général n’a d’effet utile que si elle est tournée vers l’avenir en s’appliquant à un projet et, dans une large mesure, à des modalités d’action nouvelles. Pour cette raison, elle ne devrait être confiée ni au juge, qui a vocation à intervenir après coup, ni à l’administration, toujours anxieuse de ne pas créer de précédent qui pourrait la lier, a fortiori à l’administration fiscale dont la mission est de veiller au grain et non de faire preuve d’audace.

Le besoin d’innovation pour changer de modèle philanthropique 

La transition écologique, le vieillissement démographique, les besoins en santé publique ou en éducation sont à l’évidence des enjeux essentiels d’intérêt général de notre époque. Leur ampleur et leur complexité défient les modalités classiques de l’action collective, comme le montrent les échecs ou les insuffisances de la fiscalité (taxe carbone), des normes réglementaires (agriculture), ou de la gestion par la performance (crise d’attractivité des métiers du lien et du soin). La société a, dans ce domaine, un besoin vital d’explorations et d’innovations se situant aux limites de l’action publique, de l’initiative citoyenne et du projet entrepreneurial. L’État doit répondre à ce besoin sous contrainte budgétaire. Puisqu’il est question de déroger à des règles établies et de fiscalité, c’est au législateur qu’il revient d’encourager mais aussi de contrôler ces innovations, comme il l’a fait avec l’expérience « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) en autorisant, pour une durée déterminée, à déroger à l’affectation des crédits d’indemnisation du chômage sur un nombre limité de territoires, moyennant un dispositif rigoureux de suivi et d’évaluation de l’expérimentation.

Prenant appui sur le succès de cette expérience, le pouvoir législatif pourrait en élargir la logique en adoptant, à la façon d’une loi de programmation pluriannuelle, un texte fixant pour une période de trois ou cinq ans une liste « d’objectifs d’utilité publique » gérés sous forme d’appels à manifestation d’intérêt (AMI) qui donneraient à leurs lauréats la garantie, pour une durée déterminée mais renouvelable, d’un régime d’exonération fiscale sous conditions de transparence et d’évaluation. Il s’agit ici de tirer simultanément les leçons de la dynamique encore inachevée des objectifs de développement durable (ODD), de celle du crédit d’impôt recherche (CIR), efficace mais insuffisamment contrôlé, et de celle de TZCLD évoquée plus haut.

Plutôt que de vouloir à tout prix limiter la dépense fiscale générée par les actions d’intérêt général – ce qui revient à considérer qu’il ne faut pas trop en faire pour le bien commun –, il paraît plus pertinent, dans la perspective de rigueur budgétaire qui s’annonce, d’organiser la délibération collective sur les contributions alternatives à l’impôt.

Yannick Blanc,

Vice-président de La Fonda

Président du Comité Label IDEAS

Article paru dans le dossier “Mécénat – Qui ne risque rien…” du JurisAssociations n°704 de septembre 2024.

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